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Une Vision Devenue Réalité

Nov 11, 2025
by Claude Grenier et Julie Grenier

English Text Nunavik Syllabics

À l’occasion du 50e anniversaire, Julie Grenier, l’actuelle directrice générale de Taqramiut Nipingat Incorporated (TNI), et son père Claude Grenier, ancien directeur général de 1998 à 2017, reviennent sur la création, l’évolution et l’avenir de TNI.

JULIE GRENIER: Taqramiut Nipingat Incorporated (TNI) est une société médiatique basée au Nunavik qui fournit des services de communication et de divertissement aux Nunavimmiut en inuktitut. Desservant 14 communautés—et accessible également sur le territoire, dans les camps et en ligne—TNI est l’une des principales sources de programmes quotidiens de radio et de télévision en inuktitut pour les Nunavimmiut. Elle diffuse notamment des actualités régionales et locales, des récits, de la musique et des rassemblements en direct. La communication joue un rôle essentiel pour toutes les communautés autochtones, en particulier pour celles qui sont éloignées et difficiles d’accès. Elle permet aux gens de se parler, de se tenir informés des événements ailleurs, de recevoir des prévisions météorologiques lorsqu’ils sont sur le territoire, d’attirer l’attention sur des questions importantes et d’entendre leur langue. Chaque foyer du Nunavik syntonise, à un moment donné, la programmation de TNI.

Avant d’aborder la création d’une société de communication, remettons-nous dans le contexte des années 1970, qui ont été une période clé pour le développement de la région.

38.1_Legacy_IkeyDe gauche à droite: Sarah Ainalik Ikey et Peta Tayara travaillant avec des radios en coulisses
CLAUDE GRENIER: Oui, au début des années 1970, d’importantes négociations ont eu lieu entre l’Association des Inuits du Nord québécois (NQIA) et les gouvernements provincial et fédéral, aboutissant à la signature du tout premier grand accord sur les revendications territoriales au Canada : la Convention de la Baie-James et du Nord Québécois (CBJNQ) en 1975. Malheureusement, les communications n’ont pas été incluses dans les négociations et ne faisaient donc pas partie de l’accord, ce qui a rendu essentiel l’adoption d’une approche distincte pour garantir leur prise en charge.

JG: Comment l’idée de créer une société de communication est-elle née, et comment la NQIA a-t-elle convaincu le gouvernement fédéral que les communications étaient un outil essentiel pour le Nunavik?

CG: Josepi Padlayat (1947–2024), qui est ensuite devenu le premier président de TNI, a été le premier Inuk embauché par la NQIA pour travailler sur le dossier des communications au début des années 1970. Une tournée a été organisée pour tenir des discussions avec chaque conseil communautaire, et l’absence de moyens de communication au Nunavik était l’un des principaux sujets abordés. À la suite de cette tournée, un livre intitulé ᑕᖅᕋᒥᐅᑦ (Taqramiut); The Northerners; Les septentrionaux (1974) a été publié par la NQIA en trois langues et présenté au gouvernement fédéral afin de démontrer l’importance de combler les lacunes laissées par la CBJNQ, y compris en matière de communications.

38.1_Legacy_OPOL_ep.1-2_Torngats_IMG_4293Une Aînée et Akinisie Sivuarapik en coulisses de l’épisode “Parc National des Monts-Torngat, un Aperçu” de Notre Peuple, Notre Terre, Parc national des Monts-Torngat, 2015
JG: Après la présentation de Les septentrionaux au gouvernement, TNI a été créée en tant que société de communication pour le Nunavik. Comment s’est déroulé ce processus ?

CG: Le processus a débuté en 1973 lorsque, pour la première fois dans l’histoire du Nunavik, une réunion sur les communications s’est tenue à Sugluk (aujourd’hui Salluit, Nunavik, QC) avec des représentants de chaque communauté. TNI a été officiellement créée le 8 septembre 1975 en tant qu’organisation à but non lucratif, avant de devenir une société à but non lucratif en 2014.

JG: Bien que TNI assure aujourd’hui plusieurs niveaux de communication, il était essentiel de déterminer la priorité initiale pour la région. Il y avait énormément de travail à accomplir, mais il semblait évident que les communications radio étaient une nécessité urgente.
38.1_Legacy_CShipaluk_BMay Jr._SQumak_CAdamsDe gauche à droite: Charlie Shipaluk, Bobby May Jr., Sailasie Qumak et Charlie Adams travaillant sur la vidéographie en coulisses
CG: À l’époque, les Nunavimmiut n’avaient accès qu’à la radio à ondes courtes du CBC Northern Service (aujourd’hui CBC North), qui avait commencé à émettre dans les années 1960. Ce service proposait quelques programmes en inuktitut, très appréciés par les Inuits.

Environ un an après la création de TNI, la première initiative a été d’établir un réseau radio intercommunautaire à haute fréquence (HF) comme système de communication pour les Nunavimmiut. Progressivement, des systèmes HF ont été installés dans chaque communauté et gérés de manière indépendante par leurs conseils respectifs. 

38.1_Legacy_Adventures--On-Inuit-LandImage de Mark Watt conduisant un attelage de chiens de traîneau dans l’épisode “Père et Fils” de Aventures en Terre Inuite (2021–en cours)
Une autre étape importante a été la création de stations de radio locales en modulation de fréquence (FM) au sein des communautés. TNI enregistrait des récits et des actualités sur des cassettes, qui étaient ensuite dupliquées et envoyées par avion aux stations locales pour diffusion. Ce système n’était pas idéal en raison des retards de vol causés par les mauvaises conditions météorologiques, mais il permettait enfin aux communautés d’accéder à des émissions en inuktitut.

Par la suite, ces cassettes enregistrées étaient envoyées à CBC North à Montréal, QC, pour être diffusées sur leur réseau, mais la CBC ne fournissait l’infrastructure nécessaire qu’aux cinq communautés les plus peuplées. Pour permettre aux autres communautés de recevoir CBC North, TNI a dû financer l’achat, l’installation et l’entretien des équipements.

38.1_Legacy_Nunavik-SecretsAkinisie Sivuarapik et Lucassie Nappaaluk en coulisses de l’épisode “Cueillette de Moules Sous la Glace à Kangiqsujuaq” de Secrets du Nunavik (2011–2014), Kangiqsujuaq, 2013
Peu de temps après, un système satellitaire ascendant, Telesat Canada (aujourd’hui Telesat), a commencé à desservir le Nunavik. La programmation quotidienne était alors préparée au siège social de TNI à Salluit et transmise via ce nouveau système à CBC North à Montréal pour une diffusion en direct. À cette époque, TNI diffusait deux heures par jour, puis trois heures par jour du lundi au vendredi. Les Nunavimmiut bénéficiaient ainsi d’un service radio amélioré et plus fiable en inuktitut.

En 1999, le conseil d’administration de TNI a dû prendre des décisions importantes, aboutissant à la création de sonpropre réseau radiophonique régional. Ce choix a été motivé par des changements imposés par la CBC, qui dictait le contenu des émissions et réduisait le temps d’antenne consacré au Nunavik,alors que TNI souhaitait mieux servir les Nunavimmiut en développant des programmes axés sur la jeunesse, les aînés et les actualités régionales. Ce n’était pas une tâche facile de mettre en place un réseau radio desservant 14 communautés accessibles uniquement par avion, mais nous y sommes parvenus!

38.1_Legacy_PXL_20210813_193248106En coulisses de l’épisode “Pétoncles” de Aventures en Terre Inuite, naviguant près de Quaqtaq, 2021
En 2006, le réseau radiophonique régional de TNI, 94.1 FM, a été lancé, nous permettant ainsi de contrôler le contenu et la langue des émissions et d’adapter la programmation aux intérêts des Nunavimmiut. De 9 h à 21 h, nous diffusions en direct des émissions, de la musique, des actualités, la météo ainsi que des réunions en direct des organisations régionales, accessibles sur les ondes et sur le site Web de TNI. TNI a engagé des journalistes communautaires indépendants pour couvrir les nouvelles locales, permettant ainsi aux Nunavimmiut de suivre rapidement et avec intérêt ce qui se passait dans toute la région.

Après le lancement, nous avons réalisé un sondage qui a révélé que 94.1 FM était très apprécié par de nombreux membres des communautés. Par exemple, un adolescent a exprimé son enthousiasme pour l’émission du matin animée par Elashuk Pauyungie (1941–2014), un animateur chevronné et producteur respecté parmi les Nunavimmiut. Kaujjajuq (2018), un programme de théâtre radiophonique de la Nunavik Inuit Theatre Company (aujourd’hui Aaqsiiq Theatre Company), a également été très bien reçu par les auditeurs, car il était interprété par des membres de la communauté.

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Image de Beatrice Deer dans l’épisode “Fabrication d’un Nassak avec Beatrice Deer – Partie 3” des Séries Comment Faire (c. 2014–2015)
JG: Il est important de souligner que la radio TNI a toujours été et reste un vecteur essentiel pour les artistes musicaux de la région. Plusieurs de nos producteurs sont des musiciens bien connus, comme George Kakayuk du groupe Sugluk et Sandy Tooma du Kuujjuaq Band ; pour certains, travailler à TNI a marqué le début de leur carrière musicale et/ou dans le domaine du divertissement.

CG: Oui, au fil des ans, nous avons remarqué que les Inuits ayant un parcours musical étaient particulièrement à l’aise avec la production radio et télévisuelle. De plus, de nombreux musiciens et conteurs ont désormais la possibilité de partager leur travail à l’antenne, permettant ainsi aux Nunavimmiut de produire du contenu dans leur langue, grâce à un service dédié à la diffusion de l’inuktitut. Charlie Adams (1952–2008), auteur-compositeur-interprète et l’un de nos producteurs, a interprété de nombreuses chansons sur 94.1 FM, notamment “Quviasupunga,” qui est régulièrement diffusée depuis des années.

38.1_Legacy_Kayak_01Lucassie Echalook en coulisses de l’épisode “Kayak” de Notre Peuple, Notre Terre, Inukjuak, 2016 photo Julie Grenier
JG: Une fois les communications radio bien établies, la priorité suivante pour TNI était la production de contenu télévisuel en inuktitut. Mais ce processus a également une histoire riche.

CG: Au début des années 1980, avant que TNI ne commence à produire et diffuser des vidéos, nous avons collaboré avec la CBC pour former des Inuits à la production et à la postproduction vidéo. Des vidéocassettes étaient tournées et montées, puis les bandes maîtresses étaient envoyées au CBC Northern Service pour diffusion.

38.1_Legacy_20170405_134646Une caméra vidéo reposant sur un traîneau lors du tournage de Notre Peuple, Notre Terre à la False River, 2017
En 1987, des diffuseurs autochtones du Nord canadien se sont réunis à Yellowknife, NT, dans le but de créer un service de distribution télévisuelle nordique, ce qui a conduit à la fondation de la Television Northern Canada (TVNC) en 1992.[1] TNI faisait partie des 13 diffuseurs autochtones, organismes gouvernementaux et établissements d’enseignement du Nord canadien qui possédaient et produisaient des programmes pour ce réseau. En 1999, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a accordé à TVNC une licence de diffusion nationale, et le réseau a été rebaptisé Réseau de Télévision des Peuples Autochtones (Aboriginal Peoples Television Network - APTN). En tant que membre fondateur, TNI a joué un rôle clé dans cette transition et produit des contenus pour APTN depuis 25 ans, notamment l’Aventures en Terre Inuite (2021–en cours) ainsi que Siila: La vie et l’oeuvre de Sheila Watt-Cloutier (2008), un documentaire réalisé par la filiale de TNI, Taqramiut Productions Incorporated.

38.1_Legacy_Eva-Audlaluk-and-Zebedee-Nungak-vintageEva Sakiagak Audlaluk tenant un microphone vers Zebedee Nungak lors d’une entrevue
JG: Il est clair que TNI a joué un rôle essentiel dans la diffusion de contenu en inuktitut, tant à la radio qu’à la télévision, au Nunavik et partout au pays. Cependant, comme APTN est un diffuseur national autochtone, il diffuse principalement en anglais, suivi du français, puis des autres langues autochtones du Canada. Bien que l’inuktitut ait été—et soit toujours—largement diffusé sur le réseau, ce n’était pas la langue dominante. Quel impact cela a-t-il eu sur les Nunavimmiut, qui souhaitaient davantage de programmes en inuktitut?

CG: Les Nunavimmiut ont commencé à demander plus d’émissions vidéo en inuktitut, mettant en valeur leur culture, leur mode de vie, leurs réussites, etc. Ainsi, le conseil d’administration de TNI a demandé à la direction de réaliser une étude de faisabilité, dont les résultats ont conduit à la création d’un nouveau réseau, La Télévision Communautaire du Nunavik (Nunavik Community Television; NCTv), en 2010.

38.1_Legacy_IMG_5054De gauche à droite: Dave Stonier, Akinisie Sivuarapik et David Serkoak en coulisses des parties 1 et 2 de “Torngats: Voyage à travers le Labrador” de Notre Peuple, Notre Terre, Parc national des Monts-Torngat, 2015
Comme pour la mise en place du réseau de radio régional, établir une télévision communautaire n’a pas été une tâche facile. De nombreux défis ont dû être relevés: financement, infrastructures dans les communautés isolées, transport, et bien d’autres. Heureusement, chaque coopérative locale nous a soutenus en nous offrant un espace sur leur réseau câblé local. Aujourd’hui, TNI est diffusée partout au Nunavik sur la chaîne 309.

Notre programmation comprend un mélange d’émissions récentes et d’archives en Inuktitut, comme Notre Peuple, notre Terre (2014–en cours) et Nunavimmiut (1999–2009). Au départ, nous avons ciblé les horaires où les téléspectateurs sont habituellement chez eux—8h–9h, 12h–13h et 18h–20h du lundi au vendredi, avec des émissions pour enfants le samedi matin. Aujourd’hui, nous diffusons 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

38.1_Legacy_20170405_172907 Jean-Nicolas Orhon entrant dans le chalet de la famille Watt près de la False River en coulisses de l’épisode “Allons à False River” de Notre Peuple, Notre Terre, 2017 photo Julie Grenier
De nombreuses personnes, Inuits et non-Inuits, ont grandement contribué aux réussites de TNI. Il ne serait pas juste de citer des noms ici, mais nous savons que les Nunavimmiut les reconnaissent, et nous profitons de cette occasion pour les remercier de leur engagement et de leur contribution à la vision que nos communautés avaient il ya plus de 50 ans, et qui amené 94.1 FM NCTv.

Ces 50 dernières années, gérer un organisme à but non lucratif dans une région éloignée a présenté de nombreux défis, mais nous les avons surmontés grâce au soutien des organisations régionales, des villages nordiques, des coopératives locales et des Nunavimmiut. Je suis convaincu que l’avenir de TNI est prometteur, même si ce ne sera pas facile.

Le financement de base et des programmes de communication spécifiques au Nunavik sont des priorités pour l’avenir, car ils permettraient à TNI de planifier à long terme et d’améliorer la qualité et la diversité de nos contenus. Je ne peux pas imaginer un avenir sans TNI, mais je vois un avenir avec une communication et un divertissement encore meilleurs dans notre région grâce à TNI.

38.1_Legacy_20170122_152012-KangirsukKangiqsuk, Nunavik, QC, au coucher du soleil, 2017
JG: Merci infiniment d’avoir partagé cet aperçu de l’histoire de TNI. Nous avons longuement parlé du passé et des jalons qui nous ont menés jusqu’ici. Et il reste certainement de nombreux défis à relever, notamment la lutte constante pour assurer un financement stable. Cependant, le soutien de nos partenaires régionaux, provinciaux et nationaux me donne de l’espoir. Le paysage médiatique évolue rapidement, passant d’un plateforme analogique et linéaire vers des plateformes web, mais ces nouveaux espaces offrent aussi l’opportunité d’atteindre un public bien au-delà du Nunavik, afin de partager nos histoires et notre belle culture avec le monde entier.


Claude Grenier est titulaire d’une maîtrise en analyse et gestion urbaine et possède plus de 40 ans d’expérience en gestion au sein d’organisations du Nunavik, notamment en tant que directeur général de TNI de 1998 à 2017. Il a participé à la production de plus de 200 épisodes télévisés, a joué un rôle clé dans la création de la station 94.1 FM et de NCTv, et continue de servir les communautés du Nunavik en tant que consultant en communication.

Julie Grenier est originaire de Kuujjuaq, Nunavik, QC, et est l’actuelle directrice générale de TNI. Elle a occupé divers postes au sein de TNI avant d’en prendre la direction et a réalisé de nombreux documentaires et séries pour l’organisme. Elle siège au conseil d’administration de la fondation de l’art inuit (Inuit Art Foundation) et est présidente du conseil d’administration d’APTN. Sur le plan créatif, elle pratique la broderie perlée, la couture et anime des ateliers artistiques.


Traduction française par RushTranslate


[1] Pour plus d’informations sur la création d’APTN, voir Jennifer David dans Original People, Original Television: The Launching of the Aboriginal Peoples Television Network (Theytus Books, 2024).


This piece was originally published in the spring 2025 issue of the Inuit Art Quarterly.

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